Dans la foulée de changement de profil de l’immigré en Espagne, les marocains se sont érigés comme les seigneurs du commerce des fruits et légumes. Ils sont propriétaires, gérants ou sous-traitants dans une activité majoritairement destinée à la population de moindre revenu et à la classe moyenne basse..
A cause de la persistance de la crise, le fossé imaginaire séparant les différentes catégories sociales s’est rétréci en Espagne dont l’actuel gouvernement conservateur mène depuis 2012 un combat contre un excessif taux de déficit public, un taux de chômage démesuré et une baisse d’activité pour les secteurs productifs. Dans ce panorama de pleine crise que traverse le pays en général, les étrangers se sont substitués aux autochtones pour faire marcher l’économie de proximité. Désormais, ils assurent progressivement la relève dans le petit commerce et certaines activités dites traditionnelles telles la coiffure, la mercerie, l’alimentation générale ou la fabrication du pain.
Dans ce contexte, les marocains ont acquis une notoriété en s’assurant des pans du commerce de détail comme entrepreneurs et se spécialisant dans la vente des fruits et légumes. Ils ont réussi à rompre les faux préjugés qui leur sont collés durant des décennies les qualifiant de nigauds, d’inopérants et de main d’œuvre sans qualification. «J’ai pris le risque de monter mon négoce comme un défi personnel en invertissant mes économies dans le commerce de détail alors que les autochtones commencent à se retirer de cette activité», a confié Ahmed Dib, qui gère en collaboration avec un associé marocain une boucherie Halal au cœur d’Alcobendas, une cité de 109.705 habitants dans la banlieue nord de Madrid.
Ce commerçant quadragénaire, qui avait roulé sa bosse dans une infinité d’activités depuis son débarquement en Espagne en 2001, est le prototype de la nouvelle génération d’immigrés marocains qui ont bousculé les stéréotypes et clichés qui leur sont abusivement collés. Au milieu du monde des fouineurs de tous bords, ils se sont fait une place dans une économie qui peine à décoller. Sur la base d’une analyse comparative des localités de la banlieue de Madrid à fort potentiel économique, Ahmed D. a décidé de «monter son affaire» à Alcobendas, une localité qui avait battu des records en termes de croissance économique dans les années 90/début 2.000. En tant que polygone industriel avec une forte concentration d’entreprises espagnoles et internationales, cette localité a un des plus bas taux de chômage de 13,95% (contre 20,35% dans la Communauté Autonome de Madrid et 27,16% au niveau national). Elle se distingue aussi par le haut taux d’occupation avec une croissance de 2% d’affiliés à la Sécurité Sociale (contre -11,1% et -17% respectivement aux niveaux régional et national). C’est dans cette conjoncture que cet immigré, qui se déclare « pleinement intégré » au marché professionnel local, gère un des établissements commerciaux les plus dynamiques de la localité qui compte seulement 17.600 étrangers (15,53% de la population).
«L’approvisionnement de la clientèle en viande et produits dérivés Halal est la principale activité de mon entreprise», dit-il. Son credo est d’atteindre une population diversifiée et un appréciable taux de fidélité des clients en dépit de l’existence de sept boucheries Halal dans la zone. «Nous veillons à la perfection des modes de communication avec les acheteurs, nonobstant leur nationalité, confession ou ethnie», a-t-il confié précisant que seulement près de 25% de sa clientèle sont d’origine marocaine. Cette boucherie Halal est aménagée selon le nouveau style de la petite entreprise marocaine en Espagne montée en tant que mini super- marché. Elle est à cheval entre le supermarché moderne et le «hanout» marocain (épicerie). C’est un établissement de multi-produits destinés aussi bien à la gastronomie marocaine qu’à la cuisine occidentale et latino-américaine.
Ce type de commerce supplante les traditionnelles épiceries espagnoles dites « tiendas de ultramarinos » ou « colmado » dont nombreux de leurs propriétaires ont dû se retirer de l’activité pour la mise à la retraite, à cause de la hausse des charges de gestion, la baisse de facturation ou carrément faute de relève générationnelle. Elles sont passées aux marins des immigrées qui contribuent à la requalification de ce type de commerce pour en faire une entreprise familiale aux bas couts de gestion. Deux principaux collectifs, chinois et marocains, se partagent ce marché.
Les chinois dominent la chaine des commerces multi-prix dits « Tout à 1 euro» avec une suprématie totale sur le commerce des accessoires et ustensiles de cuisine, les équipements électroniques, produits d’hygiène, articles vestimentaires légers et de maquillage, chaussures, produits alimentaires, vente de pain décongelé, etc. Leurs établissements sont un fourre-tout offrant un grand bazar de produits de fabrication locale et Made in China allant des insecticides aux barres de chocolat en passant par la porcelaine, les clous en cuivre et la bière. Ils ont pinion sur rue dans toutes les grandes allées des localités et villes après avoir acquis d’anciens locaux qui abritaient des succursales bancaires, supermarchés, drogueries, pizzerias ou librairies fermés par leurs ex-propriétaires sous l’effet de la crise.
«Impossible de faire concurrence aux chinois. Ils sont organisés en holdings qui, à leur tour, sont dirigés par de puissants hommes d’affaires qui commercialisent à l’échelle mondiale des produits qui proviennent de leurs propres usines ou importés directement de la Chine. Ils ont aussi le monopole de plusieurs milliers d’articles se vendant dans les grandes surfaces et marchés forains», commente Alfredo D., un économiste espagnol de l’université Complutense de Madrid.
Viennent ensuite les marocains qui se sont spécialisés dans l’alimentation générale, particulièrement la viande Halal, les fruits et légumes et le pain de maison. Une tournée dans la ceinture des cités dortoirs de la Communauté Autonome de Madrid suffit pour s’en rendre compte. Uniquement à Alcobendas (Nord : 113.295 habitants) et San Sébastian de Los Reyes (N: 80.540 Habitants), sont recensés 70 stands marocains de fruits et légumes. Il y a environ 80 autres à Parla (Sud: 128.527), 60 à Fuenlabrada (S : 202.230) et 50 au quartier Puente de Vallecas (S: 245.180 habitants). Il s’agit de données indicatives recueillies sur le terrain auprès d’entrepreneurs marocains et de l’Institut National de la Statistique (INE). Dans leur majorité, ces établissements commerciaux sont repartis entre des groupes marocains tels Frutilandia, Nora, El Paraido de las Frutas, Almeria, El Caraïbe, El Capricho, Nadia, etc… des logos à connotation exotique qui incitent souvent à la curiosité sur leur étymologie. Contrairement aux chinois, il n’existe aucun organisme corporatif qui les représente, confie Ahmed D. Pourtant, ils sont désignés comme « Seigneurs des Fruits et Légumes», une dénomination qui cache énormément de difficultés, risques et souffrances. «Nous nous pointons à 04:00 du matin au marché à la criée de Mercamadrid pour être les premiers à négocier avec les grossistes, dénicher les bonnes opportunités à bas prix et livrer la marchandise à l’épicerie à 09 :00 avant l’ouverture des grandes surfaces», révèle Karim A., qui gère à Parla un minuscule stand de vente de fruits et légumes de 40 mètres carrés de superficie. L’essentiel est de préserver «une clientèle fidèle, se contenter d’une petite marge de bénéfice et réduire au maximum le gâchis et les pertes», explique ce marocain de 35 ans, dont sept passés comme résident en Espagne.
Ce sont les pakistanais, venus de l’Angleterre, qui avaient les premiers introduit en Espagne dans les années 90 la formule des petits stands de fruits et légumes. La main d’œuvre marocaine était alors fortement sollicitée dans le bâtiment, l’agriculture et la restauration. Au même titre que « khobz addar » (le pain traditionnel maison) ou les gâteaux au miel, la viande Halal, récemment introduite à grands pas par les grandes surfaces françaises et les commerçants marocains, est également appréciée par les autres collectifs d’immigrés et surtout par les autochtones. Les clients espagnols ont acquis la tradition de varier la composition de leur panier en se procurant aussi du thé vert made in Morocco, du « baghrrer » (crêpes), du poulet fermier Halal, de la menthe fraîche, du « persil arabe » (coriandre) ou des olives hachées d’Ouazzane (nord du Maroc). Les boucheries Halal qui commercialisent en même temps des produits lactés, du « leben » (lait fermenté), des fruits secs et huiles d’olive (de différentes origines y comprise la marocaine) sont soumises à de stricts contrôles de la part des services municipaux d’hygiène, de l’agence des impôts et de l’institut de l’emploi. « Aucun produit non Halal n’est autorisé à exposer dans ce type d’établissement », observe Abdelhamid A. (20 ans de résidence), commerçant à Villaverde (District Sud : 126.802 habitants).
A l’instar de tout autre négoce, la boucherie Halal et le stand des fruits et légumes passent par de mauvais moments. Ils se confrontent à d’insurmontables entraves : mince marge de bénéfice brut, salaires précaires et forte concurrence de la part des grandes surfaces et supermarchés. Ouverts sept jours sur sept de 09 :00 à 21 :00, les journées de travail sont interminables. Outre ces contraintes, « la facturation a chuté cet été de près de 50% », a révélé Ahmed D. de la Boucherie Assafa d’Alcobendas. Plusieurs facteurs interviennent pour expliquer cette hécatombe en termes de recettes. Citons particulièrement les longues vacances, l’absence de perspectives de récupération économique à court terme, le ramadan, la persistance du chômage et le dépeuplement de certains quartiers comme conséquence de la crise ou du départ volontaire d’immigrés surtout latino-américains. Pourtant, les portes de la boucherie Halal du quartier demeurent ouvertes toute l’année. « Elle s’est ainsi arrogée le titre de service public au profit de tous les résidents du quartier», aime répéter cet ex professeur de l’arabe originaire du nord du Maroc.
Les marocains se sont de même taillé une réputation de « bons coiffeurs ». Ils se sont généralement installés dans des locaux gérés auparavant par des autochtones ou latino-américains. « En l’espace d’un an, le nombre de salons de coiffure dans notre rue est passé de trois à onze provoquant une chute de 50% des tarifs du salon de coiffure », a confié Ahmed B., un professionnel originaire de Salé qui compte sept ans de résidence à Alcobendas. Il vient de décrocher un diplôme de formation professionnelle en réparation et maintenance d’appareils de climatisation/chauffage en prévision de « monter une affaire au Bled » en cas de retour, dit-il.
La présence de commerçants marocains (et coiffeurs aussi) dans les rues des petites localités espagnoles témoigne du changement de mentalité. D’une part, celle du marocain qui exerce des activités productives dans des conditions légales, et, d’autre part, celle de l’autochtone qui investit sa confiance en les stands commerciaux marocains les préférant souvent au supermarché pour la proximité et les prix compétitifs. C’est un fonds de commerce crédible que le marocain a acquis sur la base de plusieurs années de participation sociale, de l’accumulation d’expériences en matière de communication et de l’adaptation aux normes de convivialité et style de vie dans le pays d’accueil. Avec ce nouveau statut, le marocain a réussi en même temps à rectifier les préjugés et stéréotypes négatifs ancrés dans l’imaginaire collectif espagnol qui le qualifiaient jadis de citoyen de deuxième catégorie. Désormais, il est un citoyen, producteur de richesse et agent social actif.
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