«Nous luttons pour nous maintenir en dépit de la crise sans jamais baisser les bras», a dit avec une expression chargée de désolation et d’amertume Abdallah A. (53 ans), un immigré originaire de Chefchaouen (nord du Maroc) qui a débarqué en Espagne il y a 35 ans.
C’est le discours qui revient en leit motiv dans les entretiens avec un échantillon de marocains à Madrid pour appréhender les effets de la crise économique en Espagne sur l’immigration et les raisons qui les incitent à résister à l’idée de retourner au «bled». Il est judicieux de se demander comment les marocains, en dépit de la récession, se maintiennent-ils contre vents et marées dans ce pays où le taux de chômage est un des plus hauts en Union Européenne affectant 26,26% de la population active. Il s’agit pour tout chercheur d’une observation très significative. Afin de vérifier cette hypothèse, il a fallu se rendre sur le terrain pour faire parler de nombreuses sources et les protagonistes eux-mêmes dans une enquête menée dans ce sens, la première du genre, en collaboration avec l’Institut Panos Paris. Il a fallu parcourir la ceinture des villes-dortoirs de la Communauté Autonome de Madrid. La population-cible, dans ce contexte, sont des marocains exerçant diverses activités professionnelles.
«Je refuse l’idée du retour et gommer aussitôt plus de la moitié d’une vie passée à Madrid», poursuit Abdallah A. qui rappelle avec nostalgie les années de contremaître passés dans une grande entreprise de fabrication de meubles. Après voir épuisé ses droits d’allocations chômage (deux ans), il a décidé de brader la crise en investissant ses petites économies dans un «restaurant de gastronomie arabe» au quartier Puente de Vallecas, à très forte concentration immigrante. «D’abord, préserver le bien-être des enfants pour qu’ils puissent parachever leurs études en Espagne ; ensuite, il faut tenir le coup face à la crise parce qu’il est insensé laisser tomber les années cotisées à la Sécurité sociale et rentrer par orgueil chez soi», déclare avec consternation cet ex-étudiant en droit.
L’effondrement du secteur du bâtiment à partir du deuxième semestre de 2007 fut un violent choc aussi bien pour les promoteurs immobiliers que pour les acteurs sociaux et les travailleurs. Au moins 68% des 1.900.000 postes d’emploi ont disparu depuis le début de la crise de ce secteur qui constitue une importante niche de travail pour les étrangers peu qualifiés. Du coup, le gouvernement s’est rendu à l’évidence qu’il devra revoir son système économique, dépendant dans une bonne mesure du bâtiment, et la politique migratoire.
Dans ce grand chantier, le travailleur étranger serait inéluctablement la grande victime, particulièrement le marocain qui fait partie du collectif le plus important, le plus enraciné sur le territoire mais également celui qui souffre le plus des conséquences de la crise. De ce fait, et pour la proximité géographique de son pays, le marocain se trouve face à un dilemme : plier bagages ou résister. «Je dois recourir à toute sorte d’astuce pour survivre», répond Mourad (37 ans), un maçon spécialisé. Cet originaire de Rabat, actuellement en chômage, avait débarqué il y a neuf ans en Espagne en plein «boom» économique. Il comptait concrétiser ses rêves de «fonder un foyer», «accumuler une petite fortune» et «monter une affaire de retour dans ma ville natale». Un accident de travail l’a malheureusement écarté du chantier. «J’ai épuisé mes allocations chômage alors que j’étais en congé de maladie. Une aberration du règlement me prive de bénéficier d’une double indemnité», se lamente cet ex-joueur de football d’un club de deuxième division. Mourad, l’oreille constamment collée à ses deux téléphones cellulaires, est l’archétype d’une génération d’immigrés débrouillards. «Je ne mourrais jamais de faim», reconnaît-il dans un entretien en face de la station ferroviaire de Parla, une ville-dortoir du Sud de Madrid (122.045 habitants) qui affiche un des hauts taux de chômage avoisinant 30%. «J’achète tout et je revends tout», avoue-t-il. Il vit en sous-location en compagnie d’un groupe d’immigrés, recourt au commerce électronique de vêtements de grandes marques, à l’achat-vente de voitures d’occasion, etc.
Pourtant, les médias espagnols ne cessent de vanter les statistiques relatives aux départs volontaires d’immigrés. Certes, la crise est à l’origine de grands drames pour les immigrés, dont la perte de l’emploi, la confiscation du logement pour la saisie immobilière ou la désagrégation de la cellule familiale. Certains, surtout les latino-américains, ont opté pour les avantages contenus dans le Programme du Retour Volontaire pour Etrangers extracommunautaires, cofinancé par le Fonds Européen pour le Retour, leur garantissant la subvention des frais de voyage et le droit de rapatriement avec anticipation de la totalité de la prestation contributive pour le chômage.
A partir de là, la donne change. Comme tout immigré, le marocain aspire à réaliser son projet migratoire et rejette tout sentiment d’échec. C’est le cas d’un couple de Kenitra (Fatima/Driss), marchand de poisson à Parla et propriétaire de trois stands. «Notre journée de travail commence à 04:00 par la halle aux poissons Mercamadrid», le deuxième grand marché de poisson dans le monde derrière celui de Tokyo, dit Fatima. Sur les cinq stands qu’il gérait il y a quelques mois, le couple a réussi à grande peine à maintenir ouverts trois. «Bien que la facturation n’ait pas évolué, nous devons perfectionner les techniques de vente pour faire face aux récentes hausses de la Taxe sur la Valeur Ajoutée, la maigre marge de bénéfices et la diminution de clients de la communauté latino-américaine, une grosse consommatrice de poisson et produits de mer», explique pour sa part Driss, un ex-contremaître dans une entreprise industrielle qui compte 24 ans de résidence en Espagne. Pour ce couple kenitri, qui projette délocaliser une partie de ses activités au Maroc, la baisse des ventes est une conséquence directe de la conjoncture actuelle. «C’est étonnant de rencontrer encore des marocains qui ne pensent qu’au hrag» (brûler), s’étonne Fatima qui vient de regagner son stand à l’issue d’un récent voyage d’affaires dans sa ville natale.
Une jeune marocaine (Houria, 35 ans), qui gère une téléboutique accolée au stand de poisson du couple, accueille avec un large sourire les clients, la plupart immigrés. Comme tant d’autres de ses concitoyens, elle n’a pas l’intention de déposer le bilan. «Je suis optimiste en dépit de la baisse d’activité», a-t-elle dit en émettant l’espoir de voir le pouvoir d’achat à Parla redécoller le plus tôt possible.
A Fuenlabrada, une autre cité-dortoir de la ceinture industrielle du sud de Madrid, dont 12,18% de ses 204.838 habitants en chômage, les marocains sont en tête de la population étrangère. «Désormais, ils préfèrent être indépendants» devant la persistance de la crise et la hausse du chômage, confie Sofiane (la trentaine), un interprète dans un centre social. «Nos concitoyens se fâchent rapidement dès que tu leur mentionnes le retour volontaire au Bled» et «deviennent souvent intransigeants, intraitables et incommodes». Comment un marocain peut-il «renoncer à son permis de travail et sa carte de séjour après avoir trimé des années pour les avoir ?», observe Sofiane qui prête main forte depuis deux décennies aux marocains aux problèmes d’ordre linguistique. Pour subsister, les chômeurs marocains «s’adonnent au petit commerce, au transport de marchandises et au ramassage de ferrailles», explique-t-il. Certains d’entre-deux préfèrent «faire une pause de temps à autre en se rendant au Maroc, surtout les chômeurs chroniques démunis de toute sorte d’aide sociale». Dans certains cas, le déplacement se convertit en un investissement à rentabilité garantie, une valeureuse source de revenus ou en une astuce pour financier le séjour au Maroc. Pour Abdelkader Gatra, journaliste et président de l’association Oujda-Ziri, «l’estafette de l’immigré qui débarque de la ferraille ramassée en Europe est utilisée par la suite comme un moyen de transport public illégal». Dans cette circonstance, le conducteur, qui est un immigré, devient «un motif de conflit social pour provoquer une concurrence déloyale avec les propriétaires des taxis locaux».
Les marocains sont désormais plus visibles sur la voie publique, aux salles d’attente des municipalités, centres d’attention, centres de santé, stations ferroviaires de la banlieue et dans le commerce de détail à prédominance alimentaire. Ils se distinguent aussi par la variété d’activités qu’ils occupent. La plupart, qui exerçait dans le bâtiment et les Petites et Moyennes Entreprises (PME), s’est orientée vers le commerce de fruits et légumes.
Comme tout immigré économique, le marocain perfectionne les techniques de survie en période de crise. L’enquête que nous avions menée sur le terrain, début juillet 2013 à Madrid, a permis de les vérifier du fait qu’à chaque situation entre en jeu un «Plan B». Dans ce contexte, interviennent les réseaux sociaux et de solidarité comme une échappatoire et un soutien indispensable. Le marocain, qui a appris la leçon après l’effondrement du secteur du bâtiment, opte pour la requalification professionnelle, les cours de formation sur des spécialités qu’il boudait autrefois et le renforcement de ses compétences linguistiques. Il s’est rendu compte du changement de profil de la main d’œuvre sollicitée dans un marché de travail en pleine mutation. «Je suis prêt à me caser dans n’importe quel secteur et à n’importe quel salaire», explique Hicham (33 ans, 10 ans de résidence), cet aide-maçon qui vient d’achever un atelier de formation sur la réparation d’appareils de climatisation et d’aération. D’autres acceptent avec réalisme un «déclassement» professionnel volontaire en exerçant une activité autre que leur spécialité et à un salaire inférieur, comme l’a confirmé Noureddine (45 ans, 15 ans de résidence) un ex-agent immobilier à Alcobendas (15 km au Nord de Madrid, 109.705 habitants). La revalorisation des compétences professionnelles exige par conséquent l’abandon du métier de toute la vie.
La facilité de déplacement entre l’Espagne et le Maroc est aussi une alternative que les immigrés d’autres nationalités ne peuvent se permettre eu égard au bas-coût de la traversée du Détroit de Gibraltar en comparaison avec ceux des vols d’avion entre, par exemple, l’Amérique Latine et la Chine.
L’adaptation aux nouvelles conditions du marché de travail a eu pour conséquence la naissance d’une caste de jeunes entrepreneurs marocains avides de gérer leurs propres PME. Ce sont les nouveaux coiffeurs qui peuplent les quartiers de la banlieue, les vendeurs de fruits et légumes, bouchers «halal» et jeunes femmes converties en boulangères spécialisées. Celles-ci, qui montent leur propre marché de fortune à l’entrée des grandes mosquées durant le mois de ramadan et le vendredi, approvisionnent régulièrement le long de l’année les stands de commerce marocains de différents types du pain traditionnel à moins d’un euro l’unité tels «mkhamer» ou «batbout» (pain doux et moelleux), «khobz addar» (pain maison), «lharcha» (pain de semoule), «baghrrer» (crêpe mille trous) ou «mlawi» (pain feuilleté à l’huile).
La crise a introduit également une évolution des mentalités et comportements des marocains puisque le chef de famille a changé de sexe. La femme marocaine est devenue un membre actif et, dans la plupart des cas, s’érige en tant que chef de famille se substituant au mari en chômage.
En période de crise, l’éventail des activités temporaires devient large tels les travaux à la tâche, la criée au «rastro» (marché aux puces), le transport occasionnel, la vente ambulante (risquée pour être illégale). Pour Aïcha de l’Association solidaire pour l’Intégration Socioprofessionnelle de l’Immigré (ASISI), la femme marocaine est «créatrice de la richesse en période de récession puisqu’elle est dotée d’un haut potentiel, dont la facilité de commercialiser sa production de différents types de pain et gâteaux au miel, par exemple». Dans l’attente d’une prompte récupération économique, l’homme lui emboîte le pas. «Il a découvert dans le ramassage de ferrailles et carton, une source de revenus complémentaires», a ajouté cette experte en l’assistance aux immigrés.
Pourtant, au début des années 2.000, personne ne s’attendait à ce que l’Espagne devienne le grand malade de l’Europe alors qu’elle rêvait intégrer le G-10. Dans cette circonstance exceptionnelle, le collectif marocain fait preuve d’endurance. S’il est visible dans l’espace public pour sa dimension numérique, il l’est aussi pour sa présence sur le marché du travail où il se revendique comme faisant partie des travailleurs laborieux, ingénieux et avisés. Bien qu’il représente uniquement 27,4% du total des citoyens non communautaires, il compte 38,5% des demandeurs d’emploi et 29,05% des immigrés bénéficiaires d’allocations chômage. Faute de données fiables sur le taux de retour des marocains, reste à vérifier leur progression démographique dans les statistiques officielles puisées dans les registres municipaux, des Instituts de l’Emploi, l’Enquête trimestrielle sur la Population Active et dans les bilans mensuels de cotisations à la Sécurité Sociale.
Pour que le retour volontaire ne soit l’unique issue de la crise, le marocain en chômage a acquis de nouvelles compétences entrepreuniales dans un grand registre d’activités professionnelles. Ce nouveau profil d’immigré s’appuie sur une résidence légale comme condition sine qua non de survie dans une conjoncture difficile. Pour témoigner de leur prédisposition à vivre dans un Etat de droit, les marocains optent pour le commerce de détail et le respect du processus administratif dans la solution de tout petit problème bureaucratique. Cette attitude dément certains faux préjugés et stéréotypes qui leur sont collés dans les médias. En témoigne le recensement de 880.789 personnes en situation régulière, selon le recensement officiel actualisé au 8 août 2013. L’incorporation massive de la femme marocaine au marché du travail démonte du coup la perception généralisée dans certains travaux d’anthropologues espagnols cataloguant de machiste la société marocaine et de «masculinisation» son immigration.
«Resistiré sean cuales fueren las circunstancias» ou «je me maintiendrai quelque soient les conditions», est la phrase venue dans de nombreux entretiens qui résume parfaitement l’entrain de «surfer sur la crise» avec tout type de planche et pour justifier l’ambition de concrétiser le projet migratoire.