Nombreux sont les marocains d’Espagne qui ont banni de leur répertoire le terme « chômage » en dépit de la récession dans laquelle est plongé le pays depuis 2007. Saïd Ben Sallem fait partie de cette catégorie sociale qui peut s’enorgueillir de la chance de se « débrouiller aussi bien que mal ».
Finir une thèse de doctorat ou survivre
Saïd (39 ans) fait partie de la grande vague d’étudiants marocains qui ont débarqué en Espagne à la fin des années 90 pour préparer un doctorat d’Etat. Depuis, il y vit, travaille et mène une paisible vie conjugale. Pour lui, le chômage est devenu une « obsession pour de nombreux immigrés » à cause de la situation désespérée après la perte de l’emploi. La réalité est que l’effondrement du bâtiment a entraîné dans sa chute une liste sans fin de métiers, d’activités et de familles. Saïd affirme être un « oiseau migrateur » dans les la jungle de la crise. Il est prêt à convoiter toute sorte d’activité sans s’écarter de ce qu’il renchérit le plus : la culture. Son CV regorge d’expériences depuis qu’il avait décroché un Diplôme d’Etudes approfondies (DEA) en sciences politiques de l’Université Complutense de Madrid. Il s’est converti par les exigences du marché en interprète, en professeur de l’arabe aux étrangers, en responsable de section dans une bibliothèque municipale dans la banlieue sud de Madrid, en animateur de colloques et débats. Actuellement, il est libraire. Il est ainsi parmi les rares professionnels de ce secteur de manier un catalogue de plus de 10.000 titres de la littérature arabo-musulmane en espagnol et en arabe et des écrits d’occidentaux sur le monde arabe et l’islam. Pour lui, c’est un passionnant exercice de mémoire mais aussi de maitrise de technique de gestion des fonds livresques pour pouvoir maintenir l’actualisation des stocks de livres et répondre aux demandes de la clientèle. Ses penchants pour le soufisme lui apportent davantage d’assurance dans la recherche.
Entrepreneur malgré soi
Je l’ai croisé à la dernière Foire du Livre de Madrid (30 mai – 15 juin). Il collaborait dans la gestion d’un stand spécialisé en littérature arabo-musulmane. Aux visiteurs et potentiels acheteurs, il expliquait sans se fatiguer les fondements de l’islam, les fausses interprétations du « choc des civilisations », les écoles du fiqh et les causes des grandes tensions au Moyen Orient. Son excellente maitrise de l’espagnol, ses connaissances du monde de l’édition et sa bonne disposition de parler de tout sans se rider lui font de lui un interlocuteur affable et accessible.
Selon lui, les livres les plus sollicités par le public espagnol ont toujours un rapport avec la cuisine marocaine, la langue et les dialectes du monde arabe, les morisques, l’art islamique, les differentes éditions du coran, la nouvelle arabe classique. Les préférences n’ont de frontières ni du genre ni de la nationalité : Najib Mahfoud, Amin Maalouf, Yasmina Khadra, Tarik Ali, etc. Parmi les écrivains marocains les plus connus en Espagne, il cite Fatima Mernissi dont la plupart des travaux sont traduits à l’espagnol. Mohamed Choukri, Asma Lmrabet font aussi partie des commandes.
Crise ? Je ne connais pas
Pour Saïd, la crise l’affecte peu parce que le marché a encore un déficit en interprètes, et là, « entrent les marocains parce qu’ils maitrisent plus de deux langues ». L’éventail est large. Ils sont sollicités par les agences d’interprètes et de traducteurs, les académies de l’enseignement de l’arabe ou de l’espagnol pour étrangers, les institutions de médiateurs. « J’ai collaboré avec des ONG humanitaires, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, Sowe’s Children, la Commission Espagnole d’Aide au Réfugié, les institutions publiques et organismes d’assistance aux immigrés ». La qualité de l’interprète arabe s’évalue par l’habilité d’identification des étrangers à travers le dialecte usité. Les marocains gagnent des points à ce niveau pour leur capacité de faire la différence entre les différents dialectes maghrébins mais aussi proche-orientaux. De même « ils réussirent avec aisance à faire la distinction entre les subsahariens francophones ». Cet exercice est habituel dans leurs rapports avec les organismes qui sollicitent leurs services pour résoudre des problèmes de communication entre l’administration espagnole et les immigrés particulièrement ceux en situation irrégulière et les réfugiés. Ils agissent également en tant qu’assistants d’avocats, d’ONG ou de juges.
Difficultés ? Comme il y en a partout
A cause de l’effondrement des conditions de sécurité et des guerres civiles au Proche-Orient, l’interprète arabe en Espagne change de profil. « Nous sommes confrontés à l’invasion du secteur par des intrus, un phénomène qui ne cesse d’augmenter avec l’arrivée en masse des réfugiés syriens », révèle Saïd. Cette situation impose une concurrence déloyale et porte atteinte à la crédibilité de l’interprète officiel. Souvent, se lamente-t-il, des réfugiés se portent « volontairement interprètes sans mesure le risque d’entraîner leurs concitoyens dans de fausses interprétations faute de maitrise de la culture espagnole et de l’arsenal juridique local ».
Les marocains, soutient-il, se sont parfaitement adaptés à « l’économie de crise ». La plupart d’entre eux comptent de nombreuses années de séjour et sont au fait des astuces pour survire. A la différence du collectif chinois, roumain ou latino-américain, le marocain s’est converti en un expert de la ferraille. « Sans formation spécialisée, la proximité géographique joue en sa faveur », a ajouté Saïd. Le choix de ce secteur s’explique par le besoin des consommateurs au « bled » de pièces détachées, électrodomestiques de deuxième main ou carcasses d’ordinateurs en bon état. D’autres sont de notoires réparateurs dans leur quartier du matériel électronique et de téléphonie mobile. Pour cette raison, ils résistent à l’idée du retour au pays. Certains tentent la chance en émigrant vers d’autres pays de l’Union Européenne. D’autres sont pleinement intégrés dans la société d’accueil par le biais d’unions mixtes, de longs séjours dans le même lieu de résidence ou sont pères d’enfants de la deuxième génération.
Saïd Ben Sallem a un objectif qui l’empêche de traverser définitivement le Detroit de Gibraltar dans le sens inverse. Il prépare une thèse de doctorat et n’est pas prêt à renoncer à une stable vie matrimoniale.